Quelques idées autour de l'exception culturelle
Il m'est souvent arrivé de me demander si un de nos problèmes bien français en matière d'interprétations culturelles, n'était pas une tendance persistante à se référer davantage à des modèles qu'à une recherche d'interprétation de l'exception et de la diversité culturelle. Cette caractéristique tend à agir comme un frein pour l'instauration d'un rapport apaisé entre diversité culturelle, exception culturelle et unité nationale. Il est vraiment temps de cesser de nier la diversité culturelle et sociale constitutive de la France. Mais une autre caractéristique nous affecte également, constituant sûrement l'illustration la plus dure du « mal français » : il s'agit de cette tendance à ne tolérer cette différence que si elle se confine dans un espace dédié, dans un espace national, « prévu à cet effet »; ce confinement toléré en dit long sur ce modèle Français, issu tout droit de la IIIème République. Selon cette conception, les identités particulières ne sont tolérables que si elles s'intègrent et s'emboitent dans une forme de figure imposée par une conception découlant des propriétés historiques de la patrie française.
Cette conception doit être reconsidérée. En effet, s'il est vrai que la culture est un vecteur qui peut réunir, il n'est pas moins vrai qu'elle peut aussi diviser. La culture est un acquis, certes évolutif, mais très inégalement distribué, et donc de nature à renforcer la fracture entre une élite et les milieux populaires. Et puis, les cultures peuvent aussi diviser dans la mesure où les stéréotypes de leur interprétation tendent à les figer une fois pour toutes, au lieu d'en percevoir toutes les capacités d'adaptation. Ainsi, par exemple, la culture populaire Bretonne et exprimée en langue Bretonne a montré, encore récemment, qu'elle était tout à fait capable, par le chant, la musique et la danse, de faire l'apologie du siècle des lumières, des concepts républicains de liberté, d'égalité et de fraternité. Ceci constitue une illustration de l'apport irremplaçable d'une culture régionale à l'identité nationale. Bien entendu, ceci ne procure aucune prétention d'exclusivité à la langue et à la culture bretonnes, mais cet exemple illustre bien que dans un temps et un contexte donnés, une culture régionale, pour peu qu'elle soit prise en compte est, de fait, consubstantielle de la construction nouvelle de l'identité nationale. La France a unifié son destin national autour d'un territoire, d'une langue et d'un récit présentant une histoire nationale (hexagonale?) globale. Cette particularité, qu'on le veuille ou non, est aujourd'hui remise en cause car, après la «question noire», la «mémoire coloniale» et les cultures «post-coloniales», émergent maintenant des formes nouvelles d'existences et d'expressions dans les quartiers et dans les cités, voire même dans les régions. Cette réalité pose, de fait, une seule et même question : «c'est quoi être Français aujourd'hui»?
En réalité la culture comme pratique est une entité en évolution constante. Il conviendrait donc d'engager une autre approche de notre identité nationale. Une République moderne, du 21ème siècle, devrait comprendre que chaque individu n'est pas dépositaire d'une seule culture mais que la pluralité de sa culture, le fait appartenir à plusieurs groupes. La culture ne se réduit pas à une appartenance linguistique ou même géographique ou religieuses; les cultures ont des extensions variables, selon les lieux, le temps, l'environnement social ou spatial : chaque individu, en fonction de ces paramètres, est donc «interculturel» en lui-même. Enfin, chaque culture est donc aussi plurielle car elle résulte toujours de l'apport d'autrui; il n'existe pas d'état pré-culturel et on peut donc en conclure que toutes les cultures du monde sont mixtes.
En effet, la «magie» de la culture est de pouvoir procéder rapidement à des «adoptions» où l’imaginaire procède à des raccourcis, recouvre rapidement différents registres et produit ainsi un sens universel. N'est ce pas la raison pour laquelle la musique constitue une forme d'expression plus universelle que la langue, qu'elle soit écrite ou parlée? Prenons l'exemple du métissage Celto-Berbère produit par le groupe Tayfa ou encore celui de la musique de Béla Bartok. Ce dernier a inventorié la musique populaire de la Hongrie et a intégré la musique tsigane dans le registre national, donc dans l’identité même du pays. Cela appartient désormais à la "Grande Culture", synonyme de dépassement de soi, qui nous rassemble tous. Donc, à travers l’imaginaire, en écoutant du Bartok, nous avons à la fois de la Grande Musique, l’art classique ainsi que de la musique identitaire propre aux tsiganes mais qui fait également penser à la Hongrie alors que ce n’est pas un pays qui identifie sa culture à celle des tsiganes. Il s’agit là de deux exemples de mélange de différents registres de la culture, qui illustrent la portée du universelle du métissage et de la mixité des cultures.
Malheureusement, sur le plan des représentations, cela n'est plus vrai. Il n'est pas démesuré de dire que nous avons besoin d'un nouveau souffle pour une nouvelle ambition publique pour la culture. Il ne s'agit pas ici d'une position de principe ni d'une simple posture mais d'un appel à autre chose parce qu'il est urgent de prendre en compte les évolutions des sociétés humaines et donc de leur apport aux sociétés et de l'évolution des rapports de ces sociétés entre elles. C'est aussi dans ce contexte nouveau qu'il devient urgent de miser sur les créations. C'est la vocation des artistes et des créateurs d'ouvrir de nouvelles voies pour aider nos sociétés à penser de nouvelles conceptions ou représentations du monde. C'est sûrement cette dimension particulière qui procure à la culture sa dimension d'exception, et la prise en considération cet aspect spécifique de la culture constitue sûrement le meilleur indicateur de la capacité d'une société à prendre en main son destin commun.
Cette situation appelle vraiment un dialogue entre le politique et les acteurs culturels, mais ce débat s'avère de plus en plus difficile qu'il se confronte de plus en plus à une multitude de sensibilités à des thématiques aussi diverses que les questions d'évolution des lois de décentralisation, de structuration des budgets de la culture et de la place du budget national de la culture dans la construction culturelle globale. Les questions sociales tel que le régime particulier de l'intermittence, et les grandes questions sociétales telles que l'éducation artistique et culturelle, ne peuvent pas être traitées seulement comme des questions «d'en haut», dont règlement dépendrait exclusivement «d'une bonne politique de l'État».
Cette tendance lourde, aux implications idéologiques évidentes, ne tendrait elle pas à faire admettre l'idée qu'il faudrait laisser traiter «en haut» les questions du «haut» et laisser traiter «en bas» les questions du bas? Or, précisément, la grande question n'est elle pas précisément de faire traiter «en bas» les questions «du haut et du bas»? Ce questionnement, qui se pose dans des termes très spécifiques au domaine culturel, vaut aussi pour toute une série d'autres compétences dont les contours se sont vus modifiés par les évolutions récentes et les lois de décentralisation. On observera ainsi, au passage, que la nécessaire loi de réforme du système ferroviaire Français comportera un certain nombre d'évolutions positives mais risque d'occulter totalement la présence dans la gouvernance du futur système des acteurs publics déterminants du financement du système que sont par exemple les Régions!
Il en va de même, en quelque sorte, dans le domaine de la culture! Alors même que les collectivités territoriales contribuent à plus de 70% au financement de la culture, elles sont malheureusement occultées dans les constructions politiques générales, tant du point de vue de leur implication institutionnelle dans les constructions culturelles que du point de vue de la place qui leur est donnée dans la structuration des rapports sociaux. Il n'est peut être pas démesuré de dire que nous sommes ici confrontés à un vrai problème culturel? N'est il pas temps, là encore, de «changer de base»? Il est aussi troublant de constater que les institutions qui participent le plus massivement au financement de la culture en France n'apparaissent pas centrales dans la construction des politiques culturelles, que de voir d'autres s'émouvoir lorsque la politique culturelle apparaît comme un élément de politique générale d'une collectivité! Au fond, lorsque la culture cesse d'être une variable d'ajustement accompagnant d'autres politiques générales, l'évolution de la politique culturelle inquiète et dérange. Pourtant, faire le choix de l'ambition culturelle, c'est oser la remise en cause, donner la parole à autrui, engager les critiques et les dé constructions nécessaires. Cette ambition, n'appelle-t-elle pas un véritable renouveau démocratique où la création constituerait le véritable levain civilisationnel de nos sociétés modernes ? N'avons nous pas besoin d'un véritable dialogue interculturel intégrant la politique comme matière de la culture et la culture comme matière de la politique?
Il est temps de remarquer que les lieux des plus fortes contradictions sociales sont aussi les lieux des plus fortes diversités culturelles. Ces deux dimensions ne peuvent pas, ne doivent pas être séparées. Trop longtemps, les théories culturelles fondant les pratiques éducatives et sociales enferment les uns et les autres dans des schémas qui empêchent de se rencontrer et de se découvrir. Si un des grands mérites de la République a été de permettre à des êtres humains de se comprendre par le truchement d'une langue unifiée et universelle, son principal défaut a également été de s'imposer par rejet et négation de l'interculturalité (concept paraît il dépassé, mais ne revêtant ici qu'une signification qualificative).
C'est sur ces fondements que sont nées les thèses sur les différences culturelles des enfants qui ne sont pas sans rappeler l'idéologie raciste. Les pratiques éducatives fondées sur la thèse de la relativité culturelle finissent par enfermer l'enfant dans une expérience d'altérité. Ce fut ma propre expérience. Du reste, en arrivant au pensionnat du collège public nous, les enfants de Plufur, étions officiellement surnommés les Zoulous, tandis que nos semblables, issus de la commune voisine de Trémel, étaient surnommés les Pygmés. Mais cette altérité bien particulière et aux connotations racistes évidentes, promues par le directeur de l'établissement, se prolongeait dans cette relativité culturelle qui allait me conduire «naturellement» vers l'enseignement secondaire «court». Mais cet enfermement dans cette altérité, me conduisait à admettre qu'il était normal que je n'accède pas au même champ de connaissance et d'épanouissement que celui permis à ceux de mes semblables dont l'identité sociale leur permettait de viser mieux et plus haut. Cette réalité participe aussi de l'interculturalité française tandis que la négation de cette réalité fait également partie de l'identité française! Refuser de le reconnaître, ce serait nier la réalité. Mais, finalement, dans ce cas précis, à la thèse de la différence, s'ajoute la thèse du handicap en ce sens que la différence culturelle d'un enfant est un handicap pour sa réussite scolaire et sociale. On peut raisonnablement se demander si cette réalité n'enferme pas l'individu dans une forme de renoncement à sa propre identité, en ce sens que, dans de telles conditions, il appartient à la fois à plusieurs groupes et à aucun groupe particulier. Il est à la fois «dedans» et «dehors» mais n'est jamais complètement «dedans» ni «dehors». Ainsi, les générations de bretonnes et de bretons qui ont émigré vers la région parisienne au cours du siècle écoulé reproduisaient et préservaient à travers leurs amicales, les caractéristiques de leur culture et se dénommaient les «bretons de paris»; ils étaient devenus à la fois «parisiens» et extérieurs aux parisiens. Mais de retour en Bretagne, après avoir passé leur vie active à Paris, ils sont souvent considérés, à la fois, comme originaires du pays et étrangers à celui-ci!
Mais dans tous les cas, et plus fondamentalement, il existe toujours une tension entre la valorisation des différences et la culture commune. Cette tension n'est pas nouvelle. On la retrouve notamment au niveau régional mais également au niveau national et européen où existe une tension entre des zones régionales (au sens linguistique et culturel) et un désir d'unité. Après le concept de négritude, inventé par Aimé Césaire et auquel il avait adhéré, Édouard Glissant finira par en dénoncer les limites et y substituera le concept «d'antillanité» car il considérait, au fond, qu'il était plus juste d'enraciner l'identité des Caraïbes dans ce qu'il nommait «l'autre Amérique», plutôt que de considérer l'Afrique comme seule source d'identification des caribéens. Cette conception, chère à E Glissant, est fondée sur une conception de l'identité ouverte sur le monde et appelant la mise en relation des cultures entre elles. La France n'est pas seulement le territoire étroit de l'hexagone.
La diversité culturelle et le métissage des cultures sont consubstantielles de la culture européenne de notre temps, mais cette spécificité est menacée aujourd'hui par la montée de la xénophobie, par des replis identitaires et par une forme de mystification de certaines identités. C'est donc dans l'équilibre entre enracinement des différences et le besoin d'unité que doit être promue l'ambition culturelle. Malheureusement, en France, la machine à intégrer a souvent connu des ratés et même des pannes.
Une nouvelle ambition publique pour la culture, ne devrait elle pas consister à travailler cette question de l'intégration des différences comme un véritable défi nouveau à relever? L'union européenne gagnerait aussi à établir et à encourager les dialogues interculturels qui sont la la condition de la reconnaissance, à la fois, de la diversité et de l'universalité culturelle.